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L’eurozone est un sport qui se joue à 18...

... et où à la fin c’est la BCE qui gagne

La Cour de Karlsruhe se prononce sur l’OMT ... et personne ne s’en soucie

S’il était encore nécessaire de se convaincre que la crise systémique est derrière nous, la décision du Bundeverfassungericht (BVG, la Cour constitutionnelle allemande) sur le programme OMT de la BCE a probablement éteint tout doute.

Il y a dix-huit mois, la crise de la zone euro atteignait un nouveau sommet : les rendements des dettes italiennes et espagnoles atteignaient des niveaux insoutenables et les soldes Target 2 étaient à leurs plus hauts historiques, avec une exposition de 750 milliards € pour la seule Allemagne. C'est alors que la BCE a décidé de sortir du bois en imaginant un nouveau concept : elle ferait « tout ce qu’il est nécessaire de faire » pour stabiliser la zone euro. Et « ce qu'il était nécessaire de faire » à l'époque était le programme OMT: achats illimités et pari passu d'obligations souveraines sur le marché secondaire, à condition qu’un programme de la Troïka soit appliqué et que le pays ait encore accès aux marchés de capitaux.

Il s’agissait là évidemment d’un véritable tour de passe-passe : les souverains de la zone euro en difficulté disposent désormais d'un accès au marché car la BCE les soutient avec le programme OMT et la BCE les soutient car ils ont accès au marché. La BCE a ainsi inventé le QE virtuel, presque aussi efficace que le vrai.

Mais il y avait un petit problème : les Allemands et leur haine du financement monétaire ancrée dans leur histoire. Pour que l'Allemagne puisse participer, sa toute-puissante cour constitutionnelle devait approuver le dispositif. Quand un premier jugement positif sur ​​les pare-feu de la zone euro a été rendu il y a un an (en Septembre 2012, sur le FESF), la plupart des analystes - nous compris - ont estimé que la décision sur l’OMT serait également positive.

Et en effet, quand, vendredi dernier, la BVG a rendu sa décision sur l'OMT, personne ne se souciait de l’issue. Qu’on se rende compte du chemin parcouru : alors que la décision du FESF avait été diffusée en direct dans toute l'Europe et avait fait la une de tous les journaux - économiques ou grand public, la décision sur l'OMT est passée presque inaperçue. C'est probablement la meilleure preuve que le marché a complètement changé d'avis sur la zone euro.

Pourtant, la zone euro n'est pas complètement guérie et, compte tenu de l'importance de l'OMT en 2012, nous pensons qu'il est du devoir de tout investisseur d'analyser soigneusement la décision et ses détails techniques. Elle s’avère en effet plus délicate et complexe que prévu et a déjà été interprétée de différentes façons par les différentes parties concernées, y compris par la BCE elle-même.

Voici donc notre point de vue sur cette décision.

Tout d'abord, il convient de souligner que l'Allemagne est le seul grand pays en Europe qui considère toujours que sa constitution prévaut sur les traités de l'UE. Même la France et le Royaume-Uni ont accepté de perdre cette bataille il y a quelques années. C'est de la plus haute importance car cela signifie qu’en Allemagne, et seulement en Allemagne, un règlement, une directive ou quoi que ce soit venant d'un organe de l'UE ne peut pas être imposé s’il n'est pas conforme à la Constitution allemande.

Tout en conservant cette situation à l’esprit, tournons-nous à présent vers la décision rendue par la BVG. Pour résumer, la Cour a renvoyé l'affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour demander si et comment le programme OMT est conforme au droit communautaire. C'est la première fois dans l'histoire de la Cour qu’elle renvoie une affaire devant la CJUE, un signe de plus de l’importance de cette décision.

Les optimistes et la BCE ont une interprétation très simple de la décision : si la CJUE approuve l'OMT, tout sera terminé. En effet, si la Cour suprême de l'UE valide le programme, personne ne peut empêcher la BCE de mettre en œuvre, puisque la BCE a une immunité totale en la matière et ses décisions ne peuvent être contestées que devant la CJUE. Or, tout le monde s'attend à ce que la CJUE approuve l'OMT.

Les pessimistes ont une analyse très différente, qui n’est pas sans mérite. Leur argumentation repose sur deux idées bien distinctes. La première est que, même en cas de décision positive de la CJUE, la BVG pourrait décider que l'OMT est illégal en Allemagne. De toute évidence, cela ne suffirait pas à empêcher la BCE de mettre en œuvre le programme, mais il serait illégal pour la Bundesbank (« BuBa ») d’y participer - au moins en droit allemand (en vertu du droit de l'UE, il pourrait au contraire être illégal pour la Bundesbank de ne pas y participer, cf. ci-dessous.) Ce n'est pas un problème mineur, car il faut se rappeler que le Securities Market Program (très similaire à l'OMT) est mis en œuvre par les banques centrales nationales, et non par la BCE elle-même. Les banques centrales nationales sont celles qui achètent le papier, de sorte que la BVG pourrait interdire tout achat par la BuBa. Bien sûr, toutes les autres banques centrales pourraient acheter des quantités illimitées mais la force politique du programme serait compromise.

Mais dans ce cas, pourriez-vous légitimement vous demander, pourquoi diable la BVG a-t-elle demandé son avis à la CJUE si elle a de toute façon l’intention de rejeter l'OMT ? C'est là que l'argument des eurosceptiques devient plus subtil. La BVG n'a pas simplement demandé une opinion juridique sur la conformité de l'OMT avec le droit communautaire. Les juges constitutionnels allemands ont déclaré que, à leur avis, l'OMT est très probablement illégal tant en vertu du droit allemand qu’en vertu du droit de l'UE, mais que le programme OMT pourrait toutefois être interprété comme étant conforme à ceux systèmes juridiques si certaines restrictions lui étaient attachées, les plus importantes d’entre elles étant que les quantités soient limitées et que le traitement pari passu ne soit pas applicable (c'est à dire que la BCE ne devrait pas pouvoir accepter une décote sur ses obligations, même si d'autres créanciers l’acceptent). Ce sont là évidemment les deux principales caractéristiques du programme OMT. La vraie question de la BVG à la CJUE peut donc être paraphrasée ainsi : « Je crois que l'OMT est conforme à la législation européenne et allemande si et seulement si il respecte les règles que je viens de définir. Pouvez-vous confirmer que vous avez le même point de vue en droit européen et que la BCE ne peut donc pas agir différemment ? »

C'est un piège diabolique que la BVG a ainsi posé à la CJUE. Si la CJUE est d'accord avec la BVG, le programme OMT perdra toute efficacité. Si la CJUE n'est pas d'accord et affirme « qu’un programme OMT illimité et pari passu est conforme à la législation de l'UE », la BVG dira alors « Ok, alors ma compréhension du droit de l'UE était fausse et l'OMT est illégal en vertu de la constitution allemande. Je vous avais prévenu ».

Par conséquent, le vrai sens de la décision est que la BVG vient de mettre une énorme pression sur la Cour de justice.

Quels sont dès lors les scénarios possibles ?

Le premier, généralement négligé par les commentateurs, mais pas du tout improbable, serait que la Cour de justice estime que la saisine n'est pas recevable au motif que la BCE n'a jamais pris une décision réelle sur l’OMT. Alors qu’il existe une décision réelle sur le SMP (ECB 2010/5), il faut rappeler qu’il n’y en a aucune sur l’OMT ! La CJUE pourrait donc dire que le communiqué de presse mentionné dans le renvoi préjudiciel par la BVG n'est pas un « acte » d’une entité de l'UE tel que défini à l'article 267 du TFUE traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). La BVG est consciente de ce risque puisqu’elle a posé une seconde question à la CJUE qui est, en substance, celle-ci : "même si la BCE n'a pas réellement pris une décision sur l’OMT, quel serait votre point de vue si elle le faisait un jour". Il s'agit à nouveau d’un choix remarquablement subtil de la part des juges allemands, mais il n'y a pour autant aucune garantie que la CJUE tombera dans le piège et acceptera la question qui lui est posée, compte tenu, en particulier, de la situation très délicate à laquelle elle sera confrontée. Si la CJUE ne répond pas, la BVG prendra probablement ses responsabilités et maintiendra son point de vue selon lequel l'OMT doit répondre à certains critères pour être légal. En pratique, la BCE serait libre d'agir et la BuBa devrait participer en prétendant qu'elle agit en conformité avec la décision de la BVG. La BuBa pourrait par exemple aisément fixer une limite à ses achats et, en théorie, refuser toute décote sur la dette. Bien sûr, personne ne s’attend à ce qu’une telle décote se produise réellement, ce qui pourrait donc renvoyer la résolution de l’imbroglio juridique à une date ultérieure totalement hypothétique.

Supposons à présent que la CJUE réponde à la BVG. Nous pensons que trois scénarios sont envisageables :

  1. La CJUE affirme que l’OMT est illégal. Ce scénario est très peu probable et aurait pour effet de supprimer le programme OMT. 
  2. La Cour de justice (et la BCE) prend en compte certaines des préoccupations de la BVG. En particulier, la BCE pourrait affirmer que le programme est limité en quantité, mais fixer une limite très élevée (par exemple supérieure à la taille du marché de la dette souveraine italienne), pourrait fixer un rating minimum supérieur à D (comme dans les programmes MRO et SMP), pourrait affirmer que les obligations ne seront pas nécessairement détenues jusqu'à l'échéance, etc. La question du traitement pari passu est la plus compliquée, mais la BVG a affirmé qu'il était préoccupé non seulement par les différents éléments mentionnés dans sa décision, mais aussi par le fait que « les aspects suivants: - au moins lorsqu'ils sont pris ensemble - indiquent également que la décision OMT vise à un contournement de l'art. 123 TFUE". Les mots clés sont ici « au moins lorsqu'ils sont pris ensemble » : la BVG ne demande pas une révision complète de l'OMT, mais un certain effort de la part de la BCE pour montrer qu’elle a fait son travail pour protéger les citoyens allemands. Cela ouvre clairement la porte à un compromis entre la Cour de justice, la BCE et la BVG pour remettre le programme sur les rails. 
  3. La CJUE déclare le programme OMT compatible avec le droit communautaire, sans changement substantiel. Ce serait une claque pour la BVG, mais les juges allemands seraient probablement tenus de s'en tenir à leur analyse initiale et de déclarer l’OMT illégal en Allemagne. Les conséquences politiques seraient considérables puisque l'interdiction du financement monétaire était précisément la section du traité de l'UE qui a rendu celui-ci conforme à la Constitution allemande lorsque le traité de Maastricht a été ratifié par l’Allemagne. Les conséquences juridiques seraient aussi incroyablement complexes. La Bundesbank serait liée par la décision de la BVG et il lui serait donc interdit d'acheter des obligations souveraines – du moins dans les mêmes conditions que les autres banques centrales (décote possible et potentiel illimité). Cela ne pourrait toutefois pas empêcher  toutes les autres banques centrales nationales d’acheter ces obligations dans le marché. On pourrait alors penser que la BuBa ne bénéficierait pas du carry trade et ne prendrait pas le risque de défaut, mais cela est loin d’être en évident. En effet, l'article 32.5. du protocole sur les statuts du SEBC dispose que le revenu monétaire global de la zone Euro est divisé entre les banques centrales selon une clé de répartition appuyée sur le capital et l'article 32.4. permet un partage des pertes sur les opérations monétaires suivant la même clé. Donc, même sans subir de décote directe, la BuBa pourrait subir une perte indirecte en cas de défaut. Malgré cela, le fait que la plus grande banque centrale de la zone Euro ne participe pas directement à l'une de ses plus importantes politiques monétaires serait évidemment un cauchemar politique et affaiblirait grandement la crédibilité de la BCE. La BCE pourrait donc être tentée de tordre le bras de la BuBa en la forçant à acheter des obligations, puisque l'article 14.3. du protocole SEBC stipule que « Les banques centrales nationales font partie intégrante du SEBC et agissent conformément aux orientations et aux instructions de la BCE. » Toutefois, la BCE pourrait avoir du mal à trouver les moyens juridiques de contraindre la BuBa... C'est là que Commission européenne pourrait intervenir et rendre les choses encore plus complexes. Techniquement, la CE pourrait lancer une procédure d'infraction contre l'Allemagne et demander une modification de la législation allemande pour forcer la BuBa à se conformer au droit de l'UE, et non à la Constitution allemande. Cela pourrait donc être la fin de l'exception allemande sur les forces respectives de la Constitution et des traités de l'UE. Inutile de dire que cela aurait des conséquences énormes en Allemagne et serait considéré comme une réelle perte de souveraineté, ce que personne ne désire dans le contexte actuel.

Quelles que soient les décisions finales de la Cour de justice et la BVG, les enjeux sont donc de la plus haute importance. Dans ce cas, pourquoi le marché n’a-t-il pas réagi, d'une manière ou d'une autre ? Nous pensons qu'il y a quatre explications possibles.

La première est que la décision est complexe et que le marché a besoin de temps pour digérer. Il y a une certaine vérité là-dedans, mais, par le passé, le marché a eu tendance à analyser très rapidement les décisions les plus complexes comme étant des décisions négatives (« si ils ne le disent pas clairement, alors ça doit être mauvais »). Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

La deuxième possibilité est que le marché accepte le point de vue optimiste selon lequel la CJUE va valider l'OMT, ce qui mettra un terme au débat. Nous ne pensons pas que ce soit une interprétation réaliste à la fois de la décision et de la réaction du marché. Certains commentateurs ont déjà souligné que la décision de la BVG est plus qu'un simple renvoi préjudiciel à la Cour de justice.

La troisième est que le marché s’est déjà fait une opinion bien arrêtée : la BVG, la BCE et la Cour de justice vont parvenir à un compromis, avec quelques modifications à l'OMT, mais en conservant ses caractéristiques essentielles. C’est toutefois sans doute accorder un trop grand crédit à la capacité du marché à évaluer des formulations juridiques complexes dans un délai de quelques heures.

Il ne nous reste donc plus que l'option la plus réaliste : celle que le marché ne se soucie plus du tout de l’OMT. L'OMT était un chef-d'œuvre psychologique. Il n'a jamais été mis en œuvre (il n'y a pas de réelle décision de la BCE, sans même parler d’achat d’obligations !) et il ne le sera probablement jamais. Alors pourquoi se soucier de sa légalité ? Le message le plus important de la BCE n'était pas le programme OMT, c'était la déclaration qu’elle ferait « tout ce qu'il est nécessaire de faire ». Si, après trois ans de procédures juridiques complexes, la BVG parvenait enfin à stopper la participation de la BuBa à l'OMT, la BCE imaginerait sans doute autre chose pour sauver l'Euro (s’il avait encore besoin d’être sauvé) ou, en dernière extrémité, agirait sans que la BuBa soit directement impliquée. 

Les juges et les banques centrales n'agissent pas dans le même calendrier et c'est pourquoi, à la fin, c’est toujours la BCE qui gagne.